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La permanence est en nous
[François Cervantes, octobre 2014]

Je vais m’asseoir à une terrasse de café, en face de la gare. C’est l’été, pas toujours, mais là, ce soir, c’est l’été, le vent est tombé
Sur la gauche, je vois le ciel au-dessus de la mer, dans cette ville où la lumière a la qualité de l’amitié. Elle procure une joie, cela se voit dans tous les corps, je me demandais en arrivant si ce n’était que moi, mais non, je ne crois pas, c’est pour tout le monde
Nous sommes tous dans cette lumière unique
Je sors un petit carnet et un stylo
Cette année, l’édito du livret est délicat à écrire
Je sens bien que j’ai un souci : à qui est-ce que je m’adresse ? Aux camarades de tous les jours au studio de la compagnie ? Au public ? Aux directeurs de théâtre ? À mes amis ? À ma famille ? Aux inconnus qui passent à côté de moi et qui ne liront sans doute jamais ce texte ?
Sur ma table de café, je découvre un minuscule scarabée, deux ou trois millimètres, la carapace vert électrique dans le soleil
Il ne bouge pas
Je m’adresse à lui, c’est bien, il est très lointain et très proche, juste là, devant moi
Il remue un peu les pattes, et une antenne...
La deuxième lui manque
Je commence cette conversation étrange avec lui

- Je t’ai trouvé là, si ça ne te dérange pas on peut parler un peu
- Bien sûr, je suis bloqué là, je viens de perdre une de mes deux antennes alors je ne peux plus voler, je suis complètement désorienté
- Ce que je vais te raconter ne va peut-être pas t’intéresser
- Tu rigoles, parler avec un humain un soir d’été, c’est inespéré !
- Je suis en train d’écrire un texte
- Oui
- C’est important pour moi, je m’adresse à beaucoup de gens que j’apprécie
- Pose ton verre plus doucement sur la table, à chaque fois ça m’étourdit
- Comme ça ?
- Oui, merci. Alors, un texte, tu disais ?
- Oui... La permanence, ça te dit quelque chose ?
- Oh oui, bien sûr
- Ah bon ? Mais en automne, tu seras mort !
- L’automne ? Qu’est-ce-que c’est ?
- Ce n’est pas important... Alors la permanence, ça t’intéresse ?
- Mais oui ! J’existe depuis des milliers d’années. Là j’ai perdu une antenne et je n’arrive plus à me diriger, mais ça va s’arranger et je continuerai encore pendant des siècles
- Tu es sûr de ça ?
- Oh oui, c’est une évidence, comme le soleil, les soirs d’été, la couleur bleue
- Chez les hommes, ce n’est pas une évidence
- Eh ben, mon pauvre... Moi j’ai toujours été là
- Ça alors
- Mais, dis-moi... Il y a bien eu quelques secondes éternelles dans ta vie ?
- Oui, oui, quelques secondes, oui
- Ah ben voilà, je ne vois pas ce que tu peux demander de plus. Qu’est-ce-que tu fais dans cette ville ?
- Du théâtre
- Qu’est-ce-que c’est, le théâtre ?
- Ca dure quelques heures, c’est juste un soir mais c’est toujours, c’est des étrangers mais c’est intime, c’est loin mais c’est là, ce n’est pas grave mais c’est vital
Au théâtre il y a tout le monde : les vivants, les morts, les pas encore nés, les absents... Tout le monde

Je reçois un mail : le temps de regarder le nom de l’expéditeur, le scarabée a disparu
Je regarde par terre : il n’est pas là
Je regarde autour de moi : c’est une heure où il y a beaucoup de circulation dans la rue
Le soleil est descendu vers la mer
À l’intérieur du bar, Rimbaud, Tchekhov, Miles Davis, Giotto et Bach prennent l’apéro

Entre 2003 et 2013, avec la troupe, nous avons vécu de belles années à la Friche la Belle de Mai
Ces dix années ont été riches, porteuses d’un chemin fertile
Nous étions au milieu du gué, nous avancions vers une grande troupe en Méditerranée, avec plusieurs metteurs en scène, plusieurs auteurs, et si le projet avait été validé, il aurait pu être transmis, plus tard, à d’autres générations
Ce projet de lieu dédié à la permanence doit s’arrêter
C’était une utopie
Les utopies font avancer, le travail artistique c’est d’aller d’utopie en utopie
Une expérience n’a jamais d’aboutissement
90 % des projets artistiques sont des utopies
Nous allons inventer d’autres expériences, d’autres modes de collaboration
La permanence est en nous, nous lui donnerons d’autres formes

Nous ne sommes pas une équipe de rugby mais une nuée, de gens, de compagnies, de théâtres, de chercheurs, de poètes
Une communauté de gens indépendants, partageant des idées, des projets, des moments de rassemblement
Notre atelier c’est le monde
Nous retrouvons le public dans les salles de spectacle, ici dans ce livret, dans des moments de rencontres

En 2012, nous avons créé La distance qui nous sépare, comme un aboutissement de dix années de troupe
Le temps d’un spectacle, les corps des acteurs sont devenus des apparitions, pas les personnages d’une histoire mais les planètes d’un système solaire qui se rencontraient
Nous avons tenté ça : un théâtre d’apparition avec des humains, avec des camarades
En créant ce spectacle, pas une seule fois je n’ai pensé à qui jouait bien ou pas, nous étions passés ailleurs, ils étaient des acteurs témoins, témoins de leurs présences, ils répondaient entièrement du moment, j’avais l’impression de voir évoluer des êtres transparents : à travers eux des êtres du passé prenaient connaissance de leur futur, le plateau était un lieu vibrant de mémoire active, on voyait comment se rencontrent des mondes, comme cela se fait dans toutes les grandes villes où l’on voit le métissage se faire dans le temps présent
J’ai vu naître en même temps une expérience et un spectacle
C’était une jubilation et une fascination

Ce spectacle a scellé nos dix années de travail, notre amitié, et notre distance irréductible
Nous avons vécu cette utopie et nous avons changé

C’est juste devant le bar que s’arrête le bus 33 : il monte dans les quartiers nord, direction la Busserine, le Merlan
Je le prends souvent ces derniers temps

Dès que je monte dedans, je suis dans un autre monde

Cet état si particulier dans lequel je me retrouve à l’intérieur de ce bus, je crois que je ne l’ai ressenti qu’à New York
Il me semble que c’est un bus qui s’en va vers l’avenir

Je n’ai jamais ressenti une telle densité de métissage : les gens se regardent, se parlent, s’entraident, s’engueulent

C’est un capharnaüm, un bus bringuebalant qui va rouler des siècles à travers les quartiers et les rues, des vies montent et des vies descendent, avec des cabas, des poussettes, des sacs en plastique, des sacs de sport, des sacs à main, des pochettes
C’est vraiment un transport en commun

Depuis deux ans, nous discutions avec Nathalie Marteau de ses dix années passées à la tête du théâtre du Merlan

Elle fait partie d’une génération de directeurs de théâtre humanistes qui s’étaient lancés dans cette voie avec l’idée de transformer le monde
Elle avait envie de finir ces dix années par un récit, et depuis un an nous travaillons à L’épopée du grand Nord

J’ai déjà pas mal pris le bus 33

Nous avons déjà rencontré pas mal de gens, je ne pensais pas que ce serait si noir... Si riche et généreux, je le savais déjà, mais si dur
J’ai commencé à écrire une fiction imprégnée des paroles échangées

Ce sera un des grands chantiers de cette saison

Combien de personnes y aura-t-il au plateau ? Sans doute beaucoup
Nous jouerons une semaine au théâtre du Merlan en juin 2015, et puis, en suivant, ce serait bien une semaine dans un théâtre du centre-ville

J’espère qu’Érik sera sorti avant le mois de juin, pour participer à cette épopée

Érik, je l’ai rencontré à la Prison du Pontet et c’est avec lui que j’ai écrit Prison possession
Je déposerai le texte avec nos deux signatures

Il m’a promis que quand il sortirait, il me ferait visiter “ses” quartiers nord

Il y a quelques jours, il a déposé une nouvelle demande de remise en liberté, son avocat a parlé de Prison possession pour attirer l’attention du magistrat sur l’intérêt sans faille qu’il a porté à nos échanges de lettres, malgré une année entière passée en isolement

Il est fier de ce que nous avons fait ensemble, à travers notre séparation

J’attendais ses lettres : elles arrivaient sans prévenir, comme ce petit scarabée vert, et cette distance entre nous me faisait redécouvrir la force de l’écriture : c’est le sang qui coule sur le papier et forme les lettres, quand on est entièrement privé de présence
Le soir de la première à Avignon, j’ai reçu une photo de lui faisant le V de la victoire : il était d’accord avec moi, il venait de faire ce soir-là l’évasion la plus étrange de sa longue carrière, il s’était évadé dans un texte, là où personne ne pourrait plus venir le chercher
Après deux années de correspondances, je suis arrivé au plateau sans m’en rendre compte
Ces lettres qui étaient le seul espace de rencontre entre Érik et moi sont devenues un texte de théâtre, espace de rencontre entre le public, Érik et moi
J’ai disparu dans ce texte et cela m’a apaisé
Au début, je croyais que j’allais faire le mouvement inverse, faire venir l’écriture au plateau, mais ça ne voulait pas se faire, quelque chose en moi se refusait à ce mouvement si naturel au théâtre
Et c’est la première fois que j’ai senti si nettement cet abandon à l’écriture, cet engloutissement chair et sang dans le mouvement de l’écriture

Et j’ai senti aussi que si j’arrivais à accepter ce mouvement-là, c’est qu’il avait commencé depuis longtemps : aller vers l’écriture, emmener les corps des acteurs vers le mouvement de l’écriture, la brûlure du désir et la rigueur de la syntaxe, voir dans la distance et la séparation que la flamme vient du dehors, de l’autre

Se taire et entendre le mouvement des pensées qui circulent _
La prison est là maintenant, en moi, comme un trou de la pensée, un angle mort
Quand Érik sortira, nous irons prendre un verre et nous essaierons de passer tranquillement de l’écriture à la parole
Moi, je serai toujours enfermé dans la solitude de l’écriture, mais lui, il sera dehors, avec une envie de vivre démesurée : il aura tout à faire, et c’est moi qui serai cette fois le prisonnier, qui ne sortirai pas, qui continuerai à passer des nuits à écrire
Je ne sais pas s’il comprendra
En attendant je prends un verre en pensant à lui

Je lui écris comment se sont passées les représentations dans les prisons du Pontet et de Salon de Provence, les débuts de L’épopée du grand Nord, l’été à Marseille _
Je salue Shaid qui entre dans le bar
Le restaurant “Le mélodie” c’est fini depuis longtemps, c’est son fils qui a repris les affaires et transformé le restaurant familial en bar branché

Mais Shaid ne rentre pas en Égypte pour autant, il reste là avec sa femme, sa fille et son fils

Il ne me demande jamais de nouvelle de mes voyages au Caire : lui, c’est surtout la côte qu’il connaît, ils ont une maison là-bas

Hassan El Geretly a joué, cet été au festival d’Avignon avec sa troupe El Warsha, le cabaret qu’il a créé depuis la révolution arabe et qui continue à évoluer avec les lettres, les poèmes et les chansons qu’ils reçoivent
Avec Hassan, nous poursuivons cette conversation commencée avec Le prince séquestré, avec l’envie de continuer à travailler ensemble

Petit à petit, la transmission est venue se placer au centre du travail

Qu’est-ce-qui se transmet entre deux êtres

Que transmet-t-on, quand le faisons-nous, comment se créent les liens
“Peut-être que les liens sont plus solides que les choses, et que d’autres viendront se mettre de chaque côté de ce lien, comme les mots se mettent de chaque côté d’un trait d’union”
La transmission, c’est l’espace dans lequel se joue la relation avec les nouvelles générations, les relations avec le monde, avec les autres arts, les autres domaines de connaissance, avec les gens avec qui nous vivons ce moment de l’histoire

Nous désirons partager nos recherches, nos apprentissages par des moments de rencontres publiques, comme à la Criée avec “Le clown et ses chemins de transmission” en présence de Jeremy Narby anthropologue, au Mucem autour du masque en présence de Philippe Caubère, Catherine Germain, et Erhard Stiefeld facteur de masques, à la Friche la Belle de Mai “L’art et l’école en dialogue” en présence de pédagogues, philosophes, artistes, responsables culturels, par l’ouverture des Master- class au public, par l’édition
Nous poursuivons nos collaborations avec l’Erac - École régionale d’Acteurs de Cannes, L’Ensatt - École nationale supérieure d’arts et techniques du théâtre à Lyon, et le Cnsad - Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris

En septembre, nous commençons un chantier de recherche avec des comédiens de la troupe et des jeunes artistes

En novembre et décembre, nous retournons au Sénégal à Ziguinchor, pour un chantier de création avec des artistes africains ...
On ne peut rendre compte du mouvement continuel des échanges qui accompagnent la recherche, le travail, qui construisent les projets et les productions

Nous ressentons combien les rencontres, les chocs, les échanges sur la vie et nos métiers sont essentiels

Enfin dire à quel point on aime le théâtre, la parole, l’écriture, les assemblées éphémères qui durent toujours, et comme nous aimons nos métiers, chaque année davantage, et ceux avec qui nous avançons dans ce métier

Depuis 10 ans, avec le projet de permanence, il y avait le désir de tendre vers l’atelier du peintre ou le bureau de l’auteur, de s’éloigner du bruit du déploiement des ateliers de théâtre
D’abord, demander aux acteurs de vivre et travailler dans la région pour pouvoir se rencontrer régulièrement, échanger des idées, des documents, organiser des lectures, des laboratoires, des essais, et pour assouplir le rythme des répétitions : arrêter quand ça bloque, laisser reposer, reprendre un autre projet qui sommeillait
Avoir plusieurs créations en chantier, cela évite de gonfler exagérément leur importance : les créations sont plus proches des pages d’un journal de bord qui se tournent sans heurt
Ces 10 dernières années, nous avons créé 19 spectacles dont 12 sont entrés au répertoire, et nous avons donné plus de 1000 représentations
Ce rythme, plus important que celui des années précédentes, nous ne l’avons pas vu venir : il a été possible parce que nous étions dans des conditions de travail favorables à la création
Les frontières entre création, transmission, représentation, rencontre se sont estompées
Certains projets qui devaient rester des expériences sans lendemain sont finalement devenus des spectacles qui se jouent depuis des années

Certains projets de spectacles en sont restés à l’état d’expérience ponctuelle
Certains moments de transmission sont devenus des spectacles
Et ainsi de suite

Des années plus tard, nous continuons à retoucher les spectacles, nous rouvrons des chantiers pour en reprendre des passages
Les comédiens prennent l’habitude de travailler avec un texte, qui peut changer au cours des représentations

LE RÉPERTOIRE
Il est arrivé que des comédiens acceptent des changements de texte et en tiennent compte sur le plateau le jour même. Avec les années c’est devenu un travail souple, rigoureux et joyeux
Nous savons qu’un spectacle ne peut durer que si la forme et les forces du spectacle atteignent le noyau central des acteurs, sinon ce n’est qu’une forme qui se désagrège

Maintenant, nous avons un répertoire de 15 créations, animé par 12 artistes

Mais un répertoire de 15 spectacles, couvrant 26 ans de vie, ce n’est pas comme une étagère où sont rangés 15 livres, c’est un organisme vivant qui ne cesse d’évoluer : une création modifie les acteurs et par rebond, les spectacles précédents, dans leur texture et parfois même dans leur forme, ce que l’on a décou- vert ici change ce que l’on avait découvert là-bas
Au fil des créations et de l’élargissement du répertoire, les échanges avec les équipes des théâtres qui nous accueillent et les spectateurs s’enrichissent

Un exemple, parmi d’autres : quand nous avons préparé l’inauguration des Plateaux de la Friche la Belle de Mai à Marseille, nous avons choisi de passer une nuit entière avec les spectateurs et pour cela nous avons choisi 3 spectacles créés respectivement en 2008, 2012, 2013 : le fait de les jouer les uns à la suite des autres a donné un nouvel éclairage à chacun et nous a amené à les modifier

Le répertoire n’est pas une histoire, c’est plutôt un espace qui se découvre