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Inventer notre vie
[François Cervantes, septembre 2015]

L’épopée du grand Nord est une aventure qui commence il y a deux ans.
Elle ne commence ni avec un texte sorti de la bibliothèque, ni avec une discussion au sein de la troupe.
Elle commence avec la complicité d’un théâtre ancré sur un territoire, un théâtre dans un bâtiment, un quartier, une ville, avec des habitants.
Le sujet, il est là au départ, c’est ce théâtre, ce hall d’entrée, cette salle, ce plateau : lieu de rencontre, de rassemblement.
On ne met pas une histoire dans un théâtre, on renverse les choses : on met un théâtre dans une histoire.
Le personnage principal c’est le lieu.
Ce lieu est un lieu de haute tension, une tension intenable : les quartiers nord, c’est un tiers de la ville, le record d’Europe des inégalités, des familles où on ne travaille plus depuis plusieurs générations, une plaque tournante de la drogue, des enfants de douze ans qui remplissent le frigo de la famille sous les yeux fermés des parents, des femmes seules qui se battent jusqu’au bout du bout pour la survie, l’éducation et si possible la réussite des enfants.
C’est aussi une solidarité jamais vue ailleurs, une langue fruitée épicée inventée, des fous rires, un carnaval du sang et des traditions mélangées, une culture en train de naître.
Les quartiers Nord sont plus proches de New York que du centre ville, mais on se garde bien de le dire, et surtout de leur dire.
Les quartiers Nord, c’est le fond du panier, qu’on trouve au fond du magasin : tout est entassé et on ne sait pas ce que ça vaut. C’est là, en vrac, c’est un mélange : il y a peut être un diamant de la couronne de la reine d’Angleterre, on n’a pas idée de tout ce que l’on peut trouver dans ce panier…
Dans les quartiers Nord, il y a des personnages sans histoire, des paysans sans terre, des chinois sans chine, des marins sans bateau, des citoyens sans papier, des sages sans sagesse, il y a des pensées qu’on ne veut pas penser, et des histoires qu’on ne veut pas raconter.

Et dans ces quartiers Nord, il y a un théâtre, une scène nationale : certains l’appellent « leur gros voisin ». Ils sont contents qu’il soit là, ce n’est pas pour eux mais c’est chez eux, ça prouve que les quartiers Nord ne sont pas entièrement un ghetto, il y a encore des gens du centre ville qui passent la frontière pour venir voir des spectacles.
Le mur de Berlin a été abattu mais le mur de l’argent a été construit, et il est plus grand plus haut plus solide que le premier.

Ils n’iront pas voir un spectacle dans ce théâtre, ils ne savent pas quelle histoire pourrait les concerner. Aucun livre ne parle d’eux. Ce livre qui parlerait d’eux, il est à écrire, car il n’y a jamais eu dans l’histoire de l’humanité un tel degré de métissage et un tel écart entre les très riches et les très pauvres.
Ils ont besoin d’inventer leur vie, de la raconter, et d’entrer dans le monde des histoires.

Nous tombons d’accord, le théâtre et la troupe, sur le fait que cela vaut la peine de tenter une recherche et une création à la frontière entre réalité et fiction.
Ça commence par des errances dans le quartier, à pied, en bus, et par des rencontres et des échanges, la création d’une relation.
Nous n’allons pas entrer en relation pour faire un spectacle, nous allons créer un spectacle pour entrer en relation.
Il y a les personnages, une multitude de personnages, mais il n’y a pas l’histoire.
Et puis, d’un coup, viennent les premières lignes d’une fiction.
Après plusieurs mois de rencontres et de promenades, un début d’histoire vient taper à la porte de mes pensées, et je commence à écrire.

Dans le même temps je commence à réunir une équipe d’artistes. Il y a des semaines étranges : des comédiens, qui ont l’habitude de se dépenser physiquement sur un plateau de théâtre, d’être regardés, restent assis à une table, à écouter des habitants, prendre des notes. Et pendant ces semaines, nous lisons tous ensemble des extraits de ce texte qui est en train de naître.

Petit à petit, une communauté se construit autour de ce projet, et dans le même temps il faut mettre en place des emplois du temps et des budgets. _
Je voudrais que tous les habitants qui le désirent puissent entrer dans le projet, quitte à ce que nous soyons 80 sur le plateau.

On ne sait jamais précisément qui sera aux répétitions : il y a les deuils, les accidents, les obligations, le travail… Le texte évolue tous les jours. Je ne sais combien nous sommes que le jour de la générale quand nous formons un grand cercle et que je compte.

Un des premiers jours du travail, un des acteurs me demande si nous aurons quand même le temps de répéter, et je lui réponds que dans ce projet la relation tient lieu de répétition.

Peu à peu, des personnes qui n’ont jamais fait de théâtre discutent le texte, le choix des mots. Le texte s’écrit dans un lent et constant frottement entre la fiction et les conversations.
Cette négociation permanente permet de continuer à creuser notre sujet, et de le creuser encore avec les spectateurs pendant les représentations.

La fiction et le réel sont comme le tissu et la doublure, ils doivent se correspondre point par point.

Aller vers la fiction, emporter nos relations et notre travail vers un récit. Cette fiction est faite pour éclairer la réalité, la rendre plus visible, la révéler.
La fiction est à la réalité ce que l’alcool est au fruit.

Comment vivre ensemble sur un territoire
Comment vivre ensemble sur un plateau

Emmanuel Levinas disait que le problème avec les livres, c’est qu’ils ne répondent pas aux questions qu’on leur pose.
Dans cette aventure, l’auteur n’est plus celui qui a travaillé en amont et qui a décidé une fois pour toutes du spectacle, les personnages de son écriture sont vivants, ils discutent, ils négocient.
Il y a cet aller retour entre l’écriture et la parole, et le texte nait des échanges constants, peu à peu le tumulte est emporté dans un récit.
Nous ne sommes plus spectateurs et acteurs, nous sommes habitants du plateau, habitants d’un quartier, les frontières s’effacent, une histoire commune apparaît.

La fiction est un des éléments qui construit une communauté sur un territoire.

La fiction joue un peu le rôle des marieuses dans les civilisations traditionnelles en Afrique ou en Orient.
Au moment des mariages, il y a une personne qui chante les louanges des mariés, qui commence à raconter leurs généalogies, sous leur meilleur jour. Et puis en remontant dans le temps, elle arrive à un point délicieux : celui où l’histoire rencontre les mythes, et c’est là que se voit tout l’art de cette personne, à la façon dont elle arrive à passer sans heurt d’une simple histoire de famille à de grands mythes, et à montrer que ces deux jeunes gens qui se marient sont les descendants des plus grands dieux et que leur destin est exceptionnel.
On se demande toujours dans quelle grande histoire notre nom est inscrit, qui nous racontera l’histoire dans laquelle nous sommes.

Quand un étranger arrive quelque part, et qu’il se demande s’il se sentira bien, si on lui fera une place, s’il arrivera à connaître des gens et à se faire adopter, si on le comprendra, il espère que son histoire personnelle rencontrera l’histoire de la ville.
Il y a la vie matérielle, les frontières, les contrôles, les conquêtes de territoire, les prises de pouvoir…
Il y a une géographie, les cartes, l’économie, les trafics…
Il y a la ville, la communauté de communes, la métropole, le département, la région, le pays, l’Europe…
Mais il y a aussi les récits et les rêves.
Un territoire, ça se créée en se racontant.
On s’invente une vie en commun.

L’histoire d’une ville se réinvente sans cesse, à chaque terrasse de bistrot, à chaque coin de rue, à chaque livre écrit…
Il y a le ciel et la mer, et il y a aussi un flot incessant de paroles.
La ville s’invente dans ces dialogues continuels.


L’épopée du grand Nord a été créé au Théâtre du Merlan, du 3 au 7 juin 2015
avec, Rio Achez, Junior Ahamada, Bilhaïrat Amïrat Moindjie, Abdenour Amouche, Fred Bernadicou, Julien Breda, Xavier Brousse, Anna Carlier, Cyril Casano, François Cervantes, Dominique Chevallier, Virginie Colemyn, Hayet Darwich, Bertrand Davenel, Lamine Amadou Diagne, Mireille Di Lelio, Fabrice Duhamel, Franck Gellardo, Catherine Germain, Paulette Honde, Zaher Idri, Maxime Levêque, Fatma Mahieddine, Milan Marangone, Julien Masson, Salim-RS4 Mebarki, Edith Mérieau, Nans Mérieux, Taourati Moussa, Hadil Moussaddak, Antoine Nicolas, Marie-Claude Othon, Ted Paczula, Florent Pochet, Isabelle Rainaldi, Badrou Ridjali, Slimane Safrioune, Fella Sadi, Heddy Salem, Sorine, Régis Sauder, Yannis Toumi, Garance Touré, Gabriel Tur, Olivia Venner, Christine Ventimiglia, Thomas Weber. Ils ont participé à l’aventure : Amazir Abrouk, Lina Ahytaryan, Ryhan Amouche, Kheira Arouf, Sabri Baghdad, Christine Balenci, Marie-Claire Balieu, Linda Bensaci, Nicole Bischad, Akila Boulebbad, Céline Burgos, Alain Casset, Antonin Dan Bismuth, Zakiat Darouechi, Abdelraouf Demmene, Amir Demmene, Rekha De Zarhubli, Michel Durazzi, Younes Ettahri, Yan Gilg, Adi Hadj-Benaichouche, Djellal Hudhayafa, Marion Honde, Isabelle Laudières, Jean-Louis Lerda, Jacqueline Levy, Nora Meguenni, Sabine Menicucci, Tahar Meslem, Fatima Mostefaoui, Taous Nui, Anna Oomendiane, Oumaya Ould-Terki, Zhore Ould-Terki, Sherif Sahraoui, Wassilia Sahraoui, Lucien Sanchez, Mourad Smaili, Anne-Marie Tagawa, Hayat Tachouast, Latifa Tir, Hocine Touhami, Geneviève Touner